Télévision : 1er octobre 2017 à 20:55-23:05 sur Arte

film : drame

Quand Altman rencontre Agatha Christie… Week-end de chasse dans un manoir british, règlements de comptes saignants chez les aristos comme chez les valets. Quels acteurs et quelle maestria ! - Critique : Le domestique a « la fierté de son métier, mais il s'agit ici d'un métier essentiellement servile. Son travail lui confère une mentalité non pas d'ouvrier, mais de snob. Il vit en permanence au contact des riches, s'approche de leurs tables, surprend leurs conversations, flatte leur amour-propre à grand renfort de sourires et de discrètes plaisanteries. » C'est un connaisseur des castes de la société britannique, George Orwell, qui écrit ces lignes (1) en 1933, soit ­ à un an près ­ à l'époque où se situe l'action de Gosford Park. L'écrivain n'aurait évidemment pas pu imaginer qu'elles s'appliqueraient pile poil, soixante-dix ans plus tard, au dernier opus de Robert Altman, géniale et diabolique ronde d'aristos décatis et de larbins mimétiques au royaume de Sa Majesté (George V, pour être précis). Gosford Park, c'est le nom d'une vaste propriété en pleine country pluvieuse, qu'on ne quittera pas. Le film reprend, avec une qualité d'écriture infiniment supérieure, la structure d'une série qui fit jadis les beaux soirs de la BBC (et de l'ORTF) : Maîtres et Valets. Au salon, dans les parties nobles, s'ébrouent les patrons ; à l'office et dans les cuisines s'agite le peuple servile. Deux microsociétés, régies par une stricte étiquette, et qui sont appelées à se côtoyer l'espace d'un week-end. Plus exactement, le temps d'une partie de chasse chez sir William McCordle, sévère nobliau qui n'aime que son chien, les armes... et les soubrettes. Au raout mondain déboulent une dizaine d'invités, certains en Rolls-Royce, s'il vous plaît, tous flanqués de leur propre personnel de maison. Du haut en bas de l'échelle sociale, jalousies, mensonges, intrigues, trahisons et pire encore... vont occuper les habitants de Gosford Park. La promesse d'un film choral est altmanienne au possible. Mais le réalisateur de Nashville et de Short Cuts ­ pour citer deux oeuvres où, comme ici, quantité de personnages se frôlent et s'entrecroisent ­ va plus loin. A 77 ans sonnés, il relève un défi nouveau pour lui : le film britannique en costumes. Un genre en soi, qu'un cinéaste comme James Ivory a quasi épuisé à force de surdécoration et d'affectation compassée. Altman le ressuscite avec insolence et brio, et l'agrège à une forme de récit plus populaire : le huis clos policier façon Agatha Christie. Mais la murder party qui occupe le dernier tiers du récit est d'abord ludique. Sa résolution a moins d'importance que l'agitation qu'elle provoque et que les comportements qu'elle dévoile. C'est toute l'ironie du formidable scénario de Julian Fellowes ­ des dialogues percutants que c'en est un bonheur ! ­ de flirter sans cesse avec la parodie, sans que jamais le caractère hautement savoureux des personnages et des situations ne vienne troubler leur vérité. Car ici, ce qui compte, ce sont les êtres ­ et les comédiens qui les animent. Côté aristo, histoires de famille et d'argent : le maître des lieux est mal marié à une jeune épouse (Kristin Scott Thomas, épatante d'arrogance désabusée) qui guignait sa fortune. Ses beaux-frères, un lord sourd (Charles Dance, plus que perfect en baderne surmédaillée) et un militaire nabot, ne valent pas beaucoup mieux. Leur fille fraie avec un roturier arriviste, dont la moitié ­ pitoyable bourgeoise qui n'a même pas de bonne ! ­ déplaît souverainement à la vieille tante revêche de la dynastie (Maggie Smith, époustouflante). Guest stars de ces psychodrames familiaux, un producteur hollywoodien accro du téléphone (déjà !), convié par un cousin qui a dérogé : une authentique star du cinoche de l'époque (Ivor Novello, héros de The Lodger, de Hitchcock, que ressuscite l'excellent Jeremy Northam, déjà impec dans L'Honneur des Winslow, britisherie de David Mamet). Le temps de reconnaître tout le monde, on a déjà goûté avec délice à un brouet de rancoeurs, de médisances, de désirs diversement assouvis. Côté domesticité, miroir des puissants, il s'agit aussi d'histoires de famille(s), mais, chez les humbles, il est moins question de gros sous. On jurerait que ce petit peuple a captivé Altman et son scénariste. Le rituel de la vie domestique est prétexte à quelques scènes franchement cocasses, en cuisine ou dans la « salle de repassage ». Et, de la domestique de lady Trentham (Kelly MacDonald et son délicieux accent écossais, déjà entendu dans Trainspotting), qui nous sert de guide, à la première femme de chambre (Emily Watson, toujours lumineuse), du majordome à la gouvernante, ces personnages nous touchent et nous émeuvent davantage. Si tous prennent vie en une ou deux répliques, un quart de scène, un regard, c'est grâce, n'est-il pas, à l'exceptionnel talent des comédiens britanniques. Mais la direction d'acteurs ne compte pas pour du beurre et, en la matière, Altman n'est pas maladroit. Si géniaux que soient Derek Jacobi, géant shakespearien, ou Richard E. Grant, dandy de comédie, c'est le metteur en scène et personne d'autre qui met leur jeu en lumière, unit admirablement leurs compositions, saisit ce qui va illico typer le personnage et nous servir de point de repère dans cette profuse sarabande. Au hit-parade de ce régal de film d'acteurs, on attribuera l'oscar hors catégories de la vieille bique à l'oeil exorbité à Maggie Smith, déjà nommée ; le césar du meilleur regard courroucé et du plus alerte dandinement à Alan Bates (qui semble non seulement avoir fait ça toute sa vie, mais sait intégrer à son jeu la mémoire de tous les majordomes anglais de l'écran) ; le grand prix de la meilleure cheftaine d'équipe raide-comme-une-trique à Helen Mirren. Ces comédiens, Robert Altman prend un tel plaisir à les manipuler, à les observer, à les déplacer, qu'ils constituent l'enjeu majeur du film. Certes, le scénario effleure la question sociale : la façon dont les domestiques sont soumis aux caprices de leurs maîtres, jusqu'à être privés de leur identité dès qu'ils pénètrent dans la propriété (on les appelle, par commodité, du nom de leur patron) ne laisse pas indifférent. Pourtant, ce n'est pas le centre du récit, pas plus qu'un regard quasi tchekhovien sur le déclin de la classe dominante. Toutes ces dimensions enrichissent l'intrigue, fournissent la matière des microdrames qui agitent les personnages. Mais, surtout, ce sujet permet à Robert Altman de faire vivre un monde complexe, effervescent et clos, d'entremêler un écheveau de frustrations et de solitudes ­ à la portée universelle. Une expérience d'anthropologie grandeur nature, conduite avec une maestria proprement sidérante. Pas de doute, Orwell aurait apprécié - Aurélien Ferenczi (1) Tirées de Dans la dèche à Paris et à Londres, traduit chez 10/18.

Année : 2001

De : Robert Altman

Avec : Kristin Scott Thomas, James Wilby, Jeremy Northam, Alan Bates, Helen Mirren, Richard E Grant, Derek Jacobi, Kelly Macdonald, Clive Owen, Maggie Smith, Camilla Rutherford, Stephen Fry, Charles Dance, Geraldine Somerville, Michael Gambon, Tom Hollander, Emily Watson