Télévision : 19 mai à 22:55-02:05 sur Arte
film : drame
Professeur d'art originaire d'Istanbul, Samet enseigne depuis près de quatre ans dans une petite école située dans une bourgade isolée en plein coeur de l'Anatolie. Alors qu'il attend désespérément sa mutation, le jeune homme voit ses espoirs soudain réduits à néant par de sombres accusations proférées par deux adolescentes, élèves de l'établissement où il est employé. En effet, ces dernières prétendent avoir été victimes d'attouchements sexuels commis par deux enseignants. Profondément touché, Samet sombre peu à peu dans la dépression, jusqu'à ce qu'une rencontre bouleverse son existence... - Critique : En 2014, Winter Sleep (Palme d’or au Festival de Cannes) avait, au fil des semaines, rassemblé 360 000 spectateurs en France. Autant d’amateurs prêts à passer plus de trois heures dans une salle de cinéma, et majoritairement reconnaissants envers le réalisateur, Nuri Bilge Ceylan, pour la beauté, la puissance et la profondeur de son œuvre. Neuf ans plus tard, après une crise sanitaire ayant entraîné d’innombrables changements dans nos habitudes culturelles, sommes-nous toujours les habitants de cette contrée rare où l’on attend d’un film qu’il nous imprègne, nous trouble et nous éclaire durablement, en échange du temps long qu’on lui consacre ? Souhaitons-le, car Les Herbes sèches, neuvième long métrage du grand cinéaste turc, possède à nouveau cette force majestueuse et mélancolique qui fait la différence. Que tombe et retombe la neige sur les montagnes de l’Anatolie, donc. En l’occurrence, sur un collège isolé, fréquenté par des enfants de paysans, et où les cours reprennent après la coupure des vacances d’hiver. Dans la salle des profs, les habitués se retrouvent autour d’un modeste buffet. Les conversations évoquent la période passée loin des élèves : « C’est fou comme on s’habitue à ne rien faire de ses journées ! » constate avec légèreté une enseignante. Ces seules paroles banales sur l’écoulement du temps, et sur le sens qu’on peut, ou non, lui donner, rappellent d’emblée l’esprit de Tchekhov, certainement l’auteur (toutes disciplines confondues) dont Nuri Bilge Ceylan est le plus proche. Le vague à l’âme inhérent à la fuite invisible des jours, des mois et des saisons se précise à travers deux des personnages principaux. Samet, encore jeune, professeur de dessin, ronge son frein dans le froid et ne fait qu’attendre, depuis des années, son hypothétique mutation à Istanbul. Son collègue et colocataire du même âge, également célibataire, a manqué de peu une promotion — il voulait devenir le principal de l’établissement. La faible intensité de leurs existences, telle qu’ils la ressentent, et dont ils se lamentent ou plaisantent, est l’un des sujets du film. Elle est telle que Samet, le cœur à marée basse, est foudroyé par la lettre d’amour trouvée dans le sac d’une élève lors d’une fouille disciplinaire : il s’acharne même à croire, un temps, que cette lettre lui est adressée. Et cette méprise ne restera pas sans conséquences… Puis l’intensité espérée sans conviction par les deux hommes semble prendre le visage d’une autre enseignante, native de la région, et revenue y travailler depuis peu. Nuray (Merve Dizdar, Prix d’interprétation féminine à Cannes en 2023) est le plus beau personnage des Herbes sèches. À la fois ardente et brisée, blessée dans sa chair, elle revient d’un enfer et se convertit peu à peu à la résignation, réinstallée chez ses parents. Mais au fond d’elle-même, elle croit toujours à l’action et à l’engagement. Dans l’univers plutôt masculin de Nuri Bilge Ceylan, où les petitesses des protagonistes sont largement évoquées, cette héroïne incarne l’idéalisme et la part de romanesque à même de transcender le film. Elle sait ainsi déjouer la rivalité primaire qu’elle ne manque pas de susciter entre les deux amis célibataires. Au passage, alors que tant de réalisateurs ont désormais recours aux textos en plein écran pour expliciter les interactions entre les personnages, Ceylan ne filme que l’effet sur les visages des messages échangés par smartphone. Avec une éloquence subtile. À l’instant où le récit intimiste prend toute son ampleur, jusqu’à devenir haletant (lors d’un dîner chez Nuray), le cinéaste ménage une parenthèse inédite dans sa filmographie : il met soudain à nu les ressorts de la fiction, nous rappelle délibérément, et brièvement, qu’il ne s’agit « que » de cinéma. Le décrochage déroute sur le moment, et renforce l’admiration a posteriori, tant il s’apparente à une forme supérieure d’honnêteté artistique, comme il arrivait à l’Iranien Abbas Kiarostami d’en faire preuve, notamment dans Le Goût de la cerise (1997). Et lorsque la narration reprend, peu après, elle n’en est que plus captivante. La mise en scène fusionne les paysages expressifs de l’Anatolie (de nouveau magnifiquement filmés) et le point de vue anthropologique de l’auteur. Dans cette région, est-il signifié en voix off, la végétation, à peine débarrassée de la neige, est aussitôt attaquée par un soleil trop vif. Dès le printemps, le dessèchement menace la nature, et ainsi en va-t-il également des humains. La faculté d’être ému, d’éprouver des sentiments passionnés déserte la plupart les adultes, une fois passée la prime jeunesse. Elle apparaît donc comme un trésor perdu, que Samet, sans doute « l’herbe sèche » la plus voyante du film, recherche désespérément. Tout au long de cette fresque d’une richesse impressionnante, la quête impossible de cet homme rappelle la phrase d’André Gide à la fin de son roman L’Immoraliste : « J’aurais voulu pleurer, mais je sentais mon cœur aussi aride que le désert. » Les deux TurquieLa géographie des films de Nuri Bilge Ceylan se partage essentiellement entre l’Anatolie rurale, où l’auteur est né, a été élevé, et la grande ville cosmopolite, Istanbul, où il est désormais établi. Ces deux pôles, présentés par le cinéaste comme en tous points opposés, ne vont pourtant jamais l’un sans l’autre. Dans Les Herbes sèches, qui se déroule intégralement à la campagne, Samet l’enseignant renouvelle, à chaque fin d’année scolaire, sa demande de mutation à Istanbul, seul lieu qui lui permettrait, croit-il, de vivre pleinement. Mais la femme qu’il courtise lui suggère qu’il y emmènerait, à coup sûr, son désabusement et son ennui. Au contraire, dans le superbe Uzak (2004), le héros stambouliote méprise son jeune cousin fruste venu d’Anatolie pour squatter son appartement… Avant de regretter amèrement, une fois reparti l’encombrant garçon, cette évocation vivante des ses racines.
Année : 2023
Avec : Cengiz Bozkurt, Deniz Celiloglu, Ece Bagci, Emrah Ozdemir, Erdem Senocak, Merve Dizdar, Musab Ekici, Münir Can Cindoruk, Nalan Kuruçim, Onur Berk Arslanoglu, Yildirim Gücük, Yuksel Aksu